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Une petite fille regarde les géants irlandais traverser le pré flamboyant en portant sûr leurs épaules une boîte blanche. La petite fille a six ans. Elle est la fille de Mabel Todd, amante du frère d'Emily. Sa mère est là, dans le cortège. L'enfant – elle s'appelle Millicent – regarde les endeuillés tituber sous le soleil cynique, avancer lentement vers le cimetière où un bout de terre ouvre sa gueule béante, prêt à engloutir le bois du cercueil et la chair de la morte.
La petite Millicent ne supporte pas la liaison de sa mère. Sa souffrance donne aux Dickinson les orageuses couleurs des personnages de conte : derrière le cercueil marchent « la sorcière » Vinnie, avec ses bras noueux « comme les fagots de la réserve à bûches », et « le roi » Austin que Millicent a l'habitude de voir chez elle, assis, renfrogné, devant la cheminée avec sa maîtresse, attisant les flammes avec sa canne dont le pommeau est « une tête en or ».
À six ans on a le nez collé à la vitre du réel. On ne voit que quelques détails, notre haleine fait trop de buée. C'est d'Emily que Millicent a le moins d'images. La petite fille se souvient d'une mystérieuse dame en blanc aux cheveux roux qui ne sortait jamais. Parfois, par un volet entrouvert de sa chambre à l'étage, la dame faisait descendre dans un panier d'osier, au bout d'une corde, un pain d'épice sorti brûlant du four, pour un petit voisin.
La seule faveur que le monde ait jamais fait à Emily a été de lui décerner en octobre 1856 un second prix pour son pain de seigle, à la foire d'Amherst. Le mot juste, chaque fois qu'on le trouve, illumine le cerveau comme si quelqu'un avait appuyé sur un interrupteur à l'intérieur du crâne. L'écriture est à elle-même sa propre récompense.
On a cinquante-cinq ans. On cache son visage le plus possible, on aimerait n'être vue que de Dieu faute d'être vue de sa mère, puis on meurt, et le premier enfant venu regarde sans émoi notre cercueil naviguer au-dessus d'un pré électrisé d'abeilles. Il y a toujours un étranger qui regarde notre mort, et l'insouciance de ce témoin fait de notre fin un événement paisible, endimanché, accordé à l'énigmatique suite des jours simples.
Pins et fougères ombragent le carré de la famille Dickinson au cimetière. Des fleurs sont jetées en pluie sur le cercueil au moment où il descend dans la fosse, puis on s'en va. Les héliotropes entre les mains de la morte luisent dans le noir.
Quelques heures passent qui ne sont rien. Le temps n'entre pas chez les morts. Un soleil éclate sans bruit dans le cercueil où il fait soudain plus jour qu'à midi.